Chers amis,

« Tes coudes sur la table ! »

Vous avez probablement entendu cette phrase dans votre enfance, et vous l’adressez peut-être vous-même à vos enfants ou petits-enfants.

Mais pourquoi ne faudrait-il pas mettre ses coudes sur la table ?

Y a-t-il une autre raison que la pure bienséance ?

J’ai trouvé une réponse intéressante dans un livre que je viens de terminer :

« Ces derniers temps, la nourriture des fast-foods, que l’on mange d’une seule main, se généralise et on voit de plus en plus de personnes qui prennent leur repas les coudes posés sur la table. »

« Or, dans cette posture, il n’est pas possible de porter la nourriture à sa bouche des deux mains tout en restant droit. A l’origine, les coudes ne sont pas des membres destinés à supporter le poids du corps, si bien que les muscles des épaules et du dos qui les soutiennent sont soumis à une très forte tension, la respiration est courte et le sang circule mal[1]. »

(c’est moi qui mets en gras)

Ce livre n’a pas pour auteur un spécialiste des bonnes manières mais…

… un moine bouddhiste zen !

Les bonnes manières, c’est d’abord du bon sens et un moyen d’être en bonne santé

Il s’appelle Seigaku et il est japonais.

Installé à Berlin après la catastrophe de Fukushima, il a écrit À la table zen afin de rendre accessibles les rituels culinaires qu’il a appris à l’Eihei-ji, un temple bouddhiste zen réputé.

Ces rituels, lorsqu’il les a découverts pour la première fois en tant que novice – et lorsque nous les découvrons dans son livre en tant que lecteur – semblent terriblement conventionnels !

Ce sont un peu nos « bonnes manières » à nous.

C’est très pratique, en fait. Comme le fait de disposer ses bols du plus grand au plus petit de gauche à droite, ou celui de plier son torchon d’une manière très précise après avoir essuyé ses bols…

Ces traditions et ces codes sont appliqués à la lettre depuis 700 ans.

Ils sont détaillés dans des livres écrits au XIIIè siècle, Préceptes de l’alimentation zenInstructions à l’usage du tenzo… et depuis lors scrupuleusement observés par les moines zen.  

Au fur et à mesure de son séjour dans l’Eihei-ji, le jeune moine Seigaku prend conscience du fait que toutes ces conventions se révèlent en réalité très… pratiques et même saines :

  • la posture dans laquelle les moines mangent (celle-là même qui empêche de mettre les coudes à table), appelée zazen, est la même que celle dans laquelle ils méditent. Elle paraît rigide mais permet rapidement, au contraire, d’évacuer toutes les tensions du corps… et permet, par la position qu’elle donne à l’estomac, d’atteindre au bon moment la satiété;
  • la disposition des bols, ainsi que le fait de placer le riz à gauche et la soupe miso à droite, permet de ne pas gaspiller la nourriture car les mouvements sont facilités et limitent le risque de renverser la nourriture ;
  • Le rituel des rinçages successifs des bols en utilisant du thé permet non seulement de mieux les nettoyer mais aussi de ne gaspiller aucun nutriment;
  • la façon de plier le torchon qui a servi à essuyer l’eau des bols empêche de souffler l’air chargé de poussière vers son voisin…

Un rapport à la nourriture d’une étonnante modernité

Pourquoi vous dis-je tout cela ?

Je ne suis évidemment pas en train de vous inviter à prendre un bol de riz et une soupe miso à chaque repas, ni à adopter la position zazen lorsque vous mangez.

D’ailleurs Seigaku lui-même en convient : ces rituels sont étroitement liés au contexte culturel du Japon.

Néanmoins, bien que ces traditions soient observées depuis sept siècles à plus de 10 000 kilomètres de chez nous, elles reflètent un rapport très moderne à la nourriture.

Laissez-moi vous donner trois exemples :

1 – Tirer le meilleur de chaque aliment

Il n’y a pas d’aliment bon ou mauvais en soi (je parle bien sûr d’aliments naturels, non transformés) : il n’y a que de bonnes ou de mauvaises façons de le préparer.

Même les « restes » de précédents repas, que l’on aurait tendance à reléguer au fin fond de notre frigo, peuvent à leur tour constituer la base d’un nouveau repas savoureux, par exemple en faisant une marinade de légumes.

Chaque aliment est cuisiné, d’après Seigaku, de façon à tirer le meilleur de lui-même, aussi bien en termes de saveur que de bienfaits nutritionnels.

2 – un rapport « éco-durable » à la nourriture qui dure depuis 700 ans !

Les moines préparent et mangent ce qu’ils cultivent, avec le plus de soin et de respect possible, selon des préceptes vieux de 700 ans, qui correspondent à nos notions occidentales modernes de permaculture et d’écologie.

Production et consommation de nourriture ne doivent pas rimer avec « destruction » mais s’inscrire dans un cycle vertueux et respectueux de la nature.

Cette vision « durable » de l’alimentation est joliment résumée dans le Yuikyô, où :

« le Bouddha parle de la relation entre la fleur et l’abeille en guise d’exemple pour un mode d’alimentation idéal. En prélevant le nectar, l’abeille n’altère ni l’odeur ni la couleur de la fleur [2]».

3 – Des convictions aussi fortes que… leur tolérance

La « philosophie » alimentaire des moines bouddhistes pourrait laisser croire qu’ils sont rigides et dogmatiques.

Il n’en est rien. Seigaku fait un récit très éclairant à ce sujet dans son livre au sujet du végétarisme.

Vous le savez, le végétarisme et le véganisme suscitent dans nos cultures des réactions passionnées, et parfois même violentes.

Les moines bouddhistes zen de l’Eihei-ji sont végétariens.

Seigaku raconte cependant son admiration pour un autre moine bouddhiste invité dans leur temple, et qui venait du Tibet.

Or, ce moine bouddhiste venu du Tibet… mangeait exclusivement de la viande !

Comme, en réalité… beaucoup de moines tibétains ! L’explication est simple : les végétaux sont rares sur le « toit du monde » et, traditionnellement, l’essentiel de la nourriture vient de l’élevage – y compris les boissons (vous connaissez peut-être le fameux « thé au beurre » !)

C’est ainsi que, contrairement à une idée reçue, le Dalaï-Lama n’est pas végétarien.

Arrivé à l’Eihei-ji, le moine tibétain adopte sans se plaindre le régime 100 % végétarien des moines qui l’accueillent. Seigaku l’admire pour cela.

Il n’y a aucun jugement, au contraire ; une immense tolérance entre les deux moines aux régimes pourtant 100 % opposés.

Du moins opposés… dans l’assiette. Mais pas dans l’esprit ! Car le régime végétarien de l’un et le régime carnivore de l’autre se rejoignent sur un point essentiel : le respect pour les aliments, empreint d’une grande compassion et, une fois de plus, de cette notion de « durabilité ».

Seigaku remarque ainsi :

« Certaines personnes pratiquent le bouddhisme en ne mangeant que de la viande, tandis que d’autres se laissent corrompre par les poisons de l’esprit alors qu’ils ne mangent que des légumes[3]. »

Manger en conscience ?

Une dernière chose, qui résonne de façon particulière avec notre mode de vie, et notre façon de manger, actuels.

Pour les moines bouddhistes zen, le repas est un moment aussi important que la méditation, ou la prière.

Ça n’est pas du tout un moment bassement prosaïque, à expédier le plus rapidement possible, bien au contraire ! Ils reconnaissent que le fait de prendre ses repas à des heures précises, avec des ustensiles, est l’une des choses distinguant l’homme de l’animal.

Ce rapport à la nourriture se retrouve dans les 5 pensées que les moines se font un point d’honneur à formuler avant de débuter leur repas :

  • « je pense à tout le travail qui a permis à ce repas d’arriver jusqu’à moi »
  • « je repense à mon comportement et je me demande si je suis digne de profiter de ce repas »
  • « je maîtrise mon avidité, ma colère et mon égarement, j’accepte de prendre ce repas en renonçant à mes doutes »
  • « je mange avec modération, conscient que la nourriture n’est pas un objet de convoitise, mais un remède pour conserver le corps en bonne santé »
  • « j’accepte ce repas placé devant moi, afin d’accomplir mon destin d’être humain[4]»

Les repas, à l’Eihei-ji, se font à la fois en groupe et en silence.

Les moines sont à la fois ensemble et calmes, concentrés sur leur nourriture.

Cette façon de manger a le mérite, selon Seigaku, de nous faire redécouvrir, peu à peu, le goût des aliments et « d’assainir notre système interne en toute simplicité[5] ».

Ces rituels sont une façon de « manger en conscience », comme on dit aujourd’hui.

C’est-à-dire tout simplement de faire attention à ce que l’on mange, être présent au moment où l’on mange.

On ne dénoncera jamais trop les méfaits sur la digestion des repas pris avec un poste de télévision devant soi, dont témoignent de nombreuses études scientifiques.

Le pire étant de prendre son repas en regardant ou en écoutant un bulletin d’informations qui égrène les dernières horreurs survenues sur la planète, faisant le décompte des morts du Covid ou détaillant le dernier acte terroriste en date.

En somme, nul besoin d’être un moine zen pour appliquer des rituels à notre alimentation… Cela redonne du goût et des vertus santé à ce que nous mangeons.

Quelles sont vos « petites habitudes », à vous, qui contribuent à faire de votre repas un moment réussi et nourrissant ? Écrivez-le-moi en commentaire, je suis curieux de vous lire !

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] Seigaku, À la table zen, éd. Picquier, Arles, 2019, p.50

[2] Ibid., p.155

[3] Ibid., p.101

[4] Ibid., pp.39-40

[5] Ibid., p.164