Chers amis,

Je viens de passer quelques jours sur une île.

Après les mesures inouïes annoncées par le gouvernement, j’avais besoin de prendre des vacances, certes – mais surtout de m’éloigner du climat électrique engendré par le pass sanitaire.

Pas besoin de partir très loin pour cela : la côte bretonne est parsemée d’îles.

Nous en avons trouvé une où il était encore possible de poser nos bagages (nous nous y sommes pris tard) et sommes partis en famille, coupant écrans, radio et autres sources, au choix, d’informations, de propagande ou de crises de nerfs. 

Le tour de la terre en 10 heures

Il y a quelque chose de reposant et de rassurant dans le fait d’être entouré d’eau et de pouvoir, littéralement, faire le tour de sa terre en quelques heures.

J’ai fait le tour de la nôtre en dix heures, avec mon fils de dix ans (sous une pluie presque continue, pour faire couleur locale).

Sur notre petite île, nous avons pu un temps oublier le Covid : aucun commentaire hystérique au sujet du port du masque, aucune empoignade au sujet de la vaccination.

Réussir à rompre avec le tumulte ambiant est une chose particulièrement difficile par les temps qui courent et cette pause m’a fait le plus grand bien.

Le pass sanitaire pourtant se profilait. Son apparition paraissant encore plus incongrue sur cette petite île et suscitait comme partout ailleurs en France de légitimes protestations :


Pour le reste, notre quotidien était rythmé par des choses très simples.

Le matin, nous enfourchions nos vélos pour explorer l’île ; nous déjeunions d’huîtres, de poisson et des excellents produits cultivés par les maraîchers bio de l’île ; de longues siestes l’après-midi et enfin baignades en fin de journée.

Et il y avait la lecture.

J’avais emporté dans mes bagages un classique que je n’avais jamais lu, et qui me paraissait tout indiqué pour un petit séjour insulaire : Robinson Crusoé, de Daniel Defoe.


Pourquoi Robinson s’échoue-t-il ?

Robinson Crusoé fait partie de ces œuvres que l’on croit connaître dans les grandes lignes sans les avoir lues.

Tout le monde sait de quoi parle ce roman : un marin s’échoue sur une île déserte sur laquelle il va apprendre à survivre seul, avant de rencontrer un « sauvage », Vendredi.

Pourtant, si la vie de Robinson sur son île constitue la majeure partie du roman…. Elle n’en constitue précisément qu’une partie.

Elle n’est « que » le chapitre le plus marquant, et le plus développé, du récit d’un homme qui s’évertue à partir à l’aventure en mer en dépit des mises en garde initiales de son père.

S’embarquant une première fois sur un navire, Robinson Crusoé essuie d’emblée une tempête dantesque suite à laquelle il jure qu’on ne l’y reprendra plus… avant évidemment de s’embarquer une nouvelle fois, et d’être cette fois-ci capturé par des pirates puis d’être réduit en esclavage par un potentat maure ! Il s’échappe en chaloupe.

Après toutes ces mésaventures en mer, on pourrait le croire, si vous me passez l’expression, vacciné contre le fait de remettre le pied sur un navire.

Mais non ! Le bonhomme s’acharne : il s’embarque à nouveau !

C’est ce navire qui va s’abîmer en mer, laissant Robinson, unique rescapé, naufragé sur une île.

Colon esclavagiste ou survivaliste prophétique ?

Robinson Crusoé vit, ou plutôt survit, 28 ans sur cette île, qu’il nomme l’île du désespoir.

Il passe un quart de siècle radicalement seul, hormis son chien, ses chats, son perroquet et ses chèvres : il ne sauve Vendredi des cannibales qui s’apprêtaient à le dévorer que trois ans seulement avant de quitter l’île.

Rousseau a vu dans ce récit un merveilleux roman d’apprentissage illustrant parfaitement le « retour à l’état de nature » que lui-même professait.

Des commentaires plus tardifs lui ont rétorqué, au contraire, que Robinson Crusoé, plutôt que de se réinventer sur son île déserte, s’efforce d’y récréer la civilisation qui lui manque (il devient charpentier – son premier réflexe de naufragé est de construire une table ! – cultivateur, éleveur).

Illustrations de Robinson Crusoé par François-Aimé-Louis Dumoulin (1753-1834) 

En l’occurrence, cette « civilisation » est une société colonialiste, évangéliste et esclavagiste : Robinson se voit lui-même comme le monarque absolu de son île, ayant droit de vie et de mort sur ses sujets.

Il ne sauve Vendredi que pour le convertir à la foi chrétienne et en faire son serviteur. Il le restera jusqu’à la fin de ses aventures, c’est-à-dire longtemps après avoir quitté l’île.

Plus récemment, les survivalistes, qui se préparent à l’effondrement de notre civilisation, voient en Robinson Crusoé le parangon prophétique de ce qui attend chaque être humain : devoir se débrouiller en tout dans un environnement hostile, les armes à la main (Robinson passe une grande partie de son temps à parcourir son île, pourvu de mousquets).

Toutes ces lectures nous montrent surtout à quel point le livre de Daniel Defoe fait résonner quelque chose de fort et d’universel en nous, inépuisable et indémodable 300 ans après sa première publication.

Moi, qui me suis offert le plaisir de le lire sur une île (bien plus confortable que la sienne), j’y vois encore autre chose.

Enchantée ou désenchantée, une parenthèse reste une parenthèse

Je vous le disais, l’existence de Robinson sur son île n’est en somme qu’un chapitre de sa vie aventureuse. Un long chapitre, certes, mais… un chapitre.

Selon notre état d’esprit et le climat politique, on sera tenté d’y voir une parenthèse enchantée – le quotidien de Robinson n’est pas si désagréable sur son île tropicale, parlant à son perroquet et élevant ses chèvres – ou cauchemardesque – il est l’essentiel du temps seul, et doit faire face à de multiples dangers.

Mais, surtout, cela reste une parenthèse.

Et cela est d’autant plus frappant que, lorsque Robinson parvient enfin à quitter l’île, il n’est pas sauvé !

Ses aventures continuent, et quoi qu’il fasse, il continue à devoir faire face à des dangers… y compris en évitant de poser le pied sur un bateau ! Peu de temps après son retour en Europe il se bat ainsi contre une meute de loups affamés dans les Pyrénées enneigées.

Quittant ma petite île bretonne qui était une très agréable parenthèse, j’avais conscience que celle-ci m’avait permis d’échapper à une ambiance délétère qui n’avait pas cessé d’exister durant mon bref exil insulaire.

Mais je me suis surtout dit que je rejoignais malgré moi une autre catégorie de naufragés : celles et ceux qui, depuis lundi 9 août, se sentent exilés dans leur propre pays, interdits de transports, de spectacles, de salles de restaurants et de terrasses de cafés parce qu’ils refusent une mesure inique du point de vue social, et contre-productive du point de vue sanitaire.

« L’île du désespoir », c’est donc la France de ces prochains temps : une parenthèse prévue pour durer officiellement jusqu’au 15 novembre, et qui je l’espère de tout cœur, ne sera pas prolongée, même si le risque est fort.

Quoi qu’il en soit, cette parenthèse qui s’ouvre se refermera… et j’aime à croire que nous pouvons aider à sa fermeture, en résistant noblement et fermement. 

Lorsque Robinson quitte son île, il ne retrouve pas un monde parfait et dépourvu de danger, mais il est sorti de son île à force de ténacité et d’intelligence. Et il n’est plus un naufragé.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet