Chers amis,

Si vous vous êtes déjà retrouvé à de très hautes altitudes, vous avez vraisemblablement éprouvé des difficultés à respirer et une accélération de votre rythme cardiaque.

La raison en est simple : plus on monte haut, moins il y a d’oxygène.

Je ne me suis trouvé qu’une seule fois dans ma vie à une altitude supérieure à 4000 mètres : c’était à Potosí, en Bolivie ; l’une des villes les plus hautes du monde.

Durant les deux ou trois jours que j’ai passé sur place, la moindre promenade dans la rue me coupait le souffle ; et pourtant, j’avais eu le temps de m’adapter à l’altitude, en voyageant depuis plusieurs semaines dans l’altiplano. Et je ne faisais pas d’alpinisme !

A plus de 4000 mètres, on ne dispose que de la moitié de l’oxygène disponible au niveau de la mer.

Cette raréfaction de l’oxygène entraîne une cascade de réactions physiologiques pouvant, si on y est mal préparé, provoquer des maladies, voire la mort.

Ce qui se passe dans votre corps à plus de 4000 mètres d’altitude

Votre corps est une magnifique machine fonctionnant à l’oxygène.

Quand il se retrouve dans un environnement où l’air devient plus rare, il compense le manque d’oxygène en fabriquant plus de globules rouges et en augmentant le taux d’hémoglobine dans votre sang.

Votre rythme cardiaque et votre respiration s’accélèrent, afin que vos organes soient autant fournis en « carburant » que si vous vous trouviez en plaine.

A des altitudes modérées, cette réaction de votre organisme suffit à vous acclimater.

Mais au-delà de 4000 mètres, surtout si vous y restez longtemps, cela devient plus difficile : le manque chronique d’oxygène – qu’on appelle l’hypoxie – incite votre moelle osseuse à produire toujours plus de globules rouges.

Résultat : votre taux d’hémoglobine monte, votre sang s’épaissit tellement qu’il devient visqueux… et circule donc de moins en moins bien.

C’est le mal des montagnes, également nommé maladie de Monge : vous vous sentez fatigué, avez en permanence mal à la tête ; le moindre effort donne à votre visage une couleur violacée, vous développez de l’hypertension artérielle pulmonaire, et cela peut même aller jusqu’à l’insuffisance cardiaque.

Avec, à la clé, un risque accru d’infarctus ou de maladie cardiaque chronique.

La bonne nouvelle, c’est qu’en retournant au niveau de la mer, votre organisme retrouve en quelques jours un fonctionnement physiologique normal.

Certaines personnes, toutefois, ne connaissent pas du tout ces problèmes : elles sont capables, à plus de 4000 mètres, de faire exactement la même chose que vous et moi qui vivons en plaine, sans avoir ni le souffle court, ni le cœur qui bat plus vite.

Ces personnes, ce sont les Tibétains.

Pourquoi les Tibétains ne sont pas essoufflés sur le toit du monde

Les populations vivant depuis des milliers d’années à des altitudes extrêmes ne développent pas de maladie de Monge.

En réalité, très, très peu de populations dans le monde se sont réellement adaptées à l’existence en haute montagne : même les populations andines, qui n’évoluent dans la Cordillère des Andes « que » depuis quelques milliers d’années, souffrent de la maladie de Monge.

Il n’y aurait que deux populations humaines vraiment adaptées à la vie à très haute altitude :

  • les habitants des hauts plateaux abyssins, en Éthiopie, qui seraient le plus ancien peuple de haute montagne de l’humanité[1];
  • et les peuplades historiques de l’Himalaya.

Mais, parmi ces peuples, aucun n’a relevé le défi génétique de l’adaptation à la haute montagne comme l’ont fait les Tibétains.

Cela tient vraisemblablement à ce que les habitants des hauts plateaux éthiopiens et les autres groupes ethniques himalayens qui partagent la même hérédité que les Tibétains, comme les Sherpas du Népal, vivent à des altitudes moindres : le haut plateau tibétain est le plus élevé du monde, avec une moyenne de 4900 mètres d’altitude.

Comment cette adaptation exceptionnelle des Tibétains se manifeste-t-elle ?

Par le volume de globules rouges dans leur sang.

Quand votre sang à vous doit produire davantage de globules rouges pour compenser le manque d’oxygène, celui des Tibétains a le même nombre de globules rouges que le vôtre… quand vous êtes au niveau de la mer.

Cette particularité s’observe dès le premier instant critique : celui de leur venue au monde.

Voici ce qu’écrit l’écrivain et journaliste spécialiste de montagne Ed Douglas :

« Il m’est arrivé de voir un nouveau-né dans les bras de sa mère sous une tente en poils de yak, à plus de 4500 mètres au milieu du plateau tibétain. Expérience intimidante ! Il n’y avait pas d’hôpital à moins de 80 kilomètres et pas davantage de sage-femme. La mère du nourrisson s’en était remise à sa propre mère pour la naissance, mais sa solide santé résultait aussi de la sélection naturelle. Les Tibétaines sont dotées de grosses artères utérines pour garantir un apport d’oxygène suffisant au fœtus en gestation. Quant à leurs bébés, si leur poids à la naissance est égal à celui des enfants des basses terres, ils peuvent extraire davantage d’oxygène de l’air.[2] »

Ed Douglas parle de sélection naturelle, et pour cause : depuis quelques années, l’étude du patrimoine génétique des Tibétains a livré d’étonnantes surprises.

Les surprises de l’ADN tibétain

Une première étude, en 2010, avait permis de déterminer que cette spécificité (l’adaptation physiologique à l’hypoxie) était liée au patrimoine génétique des Tibétains vivant à plus de 4200 mètres d’altitude, lequel diffère même de celui des Tibétains vivant entre 3000 et 3500 mètres[3].

Elle n’est donc présente ni chez l’ethnie chinoise de souche Han qui s’implante au Tibet depuis l’invasion de 1950, ni même chez les autres peuples himalayens.

Une étude ultérieure, en 2014, avait permis de déterminer que cette adaptation génétique est unique, sans équivalent : elle est située sur le chromosome 1, EGLN1 ; on ne la retrouve que chez les Tibétains

… et elle serait survenue il y a au moins 8000 ans[4].

L’aptitude d’un peuple plutôt qu’un autre à s’épanouir en haute altitude a été déterminant dans l’histoire de l’Himalaya.

Et cette spécificité génétique des Tibétains n’est pas la seule surprise de leur ADN.

En 2014, des généticiens ont découvert qu’une séquence d’ADN propre aux Tibétains – qu’on ne retrouve ni dans les autres ethnies himalayennes voisines, ni dans le reste du monde – ne s’est retrouvée que dans un seul autre exemple… du passé.

Et cet exemple est celui d’une espèce humaine dite archaïque, car aujourd’hui éteinte : l’homme de Denisova[5].

Cette branche éteinte de l’humanité a été découverte très récemment, en 2010, dans l’Altaï sibérien. Elle vivait dans des conditions d’altitude et de froid extrême… comme les Tibétains d’aujourd’hui.

La présence dans le patrimoine génétique des Tibétains modernes de cet ADN denisovien expliquerait donc en partie leur exceptionnelle adaptation à la haute montagne.

Mais ce n’est pas tout.

Une analyse plus large et poussée de cet ADN a été effectuée en 2016 : le génome de 38 Tibétains contemporains a été entièrement séquencé, puis comparé à celui de 39 Hans (les Chinois modernes) et aux données génétiques d’autres humains, contemporains et passés.

Les résultats ont révélé que 6% du patrimoine génétique tibétain se compose de séquences ADN archaïques, dont celui de l’homme de Denisova déjà identifié.

C’est un pourcentage bien supérieur à celui, par exemple, de l’homme de Néandertal chez les populations européennes modernes.

Ils ont aussi permis de « rapprocher » les Tibétains modernes d’une autre branche d’homo sapiens également disparue : l’homme d’Ust-Ishim, qui vivait en Sibérie orientale il y a 45 000 ans[6].

Or, le matériel génétique de l’homme d’Ust-Ishim ne se retrouve ni dans les populations asiatiques modernes, ni dans les populations européennes modernes.

Il ne se retrouve que chez les Tibétains.

Trois fois moins de mortalité infantile

Ces découvertes n’expliquent pas seulement la singularité ethnique du peuple tibétain, qui descend en partie d’hominidés dont on ne retrouve pas de trace chez les autres hommes modernes.

Au-delà des questions culturelles et religieuses, elles expliquent, à l’heure actuelle, la seule résistance démographique de ce peuple face aux colons chinois qui ont investi le haut plateau du Tibet depuis l’invasion de 1950.

En effet, actuellement, environ un tiers du Tibet est habité par des « Chinois de souche », c’est-à-dire de l’ethnie Han.

Malgré l’avantage économique et technologique de ces colons, notamment en matière d’obstétrique, les Chinois habitant le Tibet connaissent une mortalité infantile trois fois supérieure à celles des Tibétains[7].

Ainsi, la « sinisation » culturelle, la guerre, la technologie et les infrastructures modernes des Chinois colonisant le Tibet depuis soixante-dix ans ne parviennent pas à totalement compenser l’avantage génétique des Tibétains, fruit de milliers d’années d’adaptation à la haute montagne, et d’un héritage biologique absolument sans équivalent dans l’humanité.

Portez-vous bien,

Rodolphe

[1] La liberté. (08.08.2022). Le plus ancien peuplement humain de haute montagne est en Ethiopie. https://www.laliberte.ch/news-agence/detail/le-plus-ancien-peuplement-humain-de-haute-montagne-est-en-ethiopie/528968

[2] Douglas E (2022). Himalaya, une histoire humaine. Nevicata : Bruxelles (Belgique). Trad. G. Villeneuve. pp.48-49.

[3] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/20534544/

[4] Beall CM, Cavalleri GL, Deng L, et al. (2010). Natural selection on EPAS1 (HIF2alpha) associated with low hemoglobin concentration in Tibetan highlanders. Proc Natl Acad Sci U S A. 107(25):11459-64. https://www.nature.com/articles/ng.3067#:~:text=Tibetan%20high%2Daltitude%20adaptation%20is,target%20of%20HIF%20regulation34.

[5] Huerta-Sánchez E, Jin X, Asan, Bianba Z, et al. (2014). Altitude adaptation in Tibetans caused by introgression of Denisovan-like DNA. Nature.512(7513):194-7. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4134395/

[6] Lu D, Lou H, Yuan K, et al. (2016). Ancestral Origins and Genetic History of Tibetan Highlanders. AJHG 99(3):580-594. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0002929716302737

[7] Douglas E (2022). Himalaya, une histoire humaine. Nevicata : Bruxelles (Belgique). Trad. G. Villeneuve. p.54.