Chers amis,

Il n’y a peut-être pas de « grand homme » sans un grain de folie.

Cette folie, qui accompagne souvent le génie ou l’artiste hors normes, est à double tranchant : elle semble participer à sa créativité et à son talent, et dans le même temps l’accabler de souffrances insupportables.

Le cliché de l’écrivain maudit ou de l’artiste torturé a davantage qu’un fond de vérité, laquelle n’a rien d’anecdotique : c’est une donnée aujourd’hui pistable et mesurable (je vais y revenir).

Cette notion de malédiction, de torture, bref de douleurs, sous-entend certes la difficulté de l’artiste ou du créateur à s’adapter au monde dans lequel il vit.

Mais ces douleurs ne viennent pas que de l’extérieur : elles viennent, principalement en fait, de lui-même : les hauts et les bas par lesquels sa carrière et son inspiration passent, épousent ceux que subissent son humeur.

La dépression, mal compliqué et profond s’il en est, est « traité » par des antidépresseurs : on prescrit rapidement au malade (surtout en France) ce traitement chimique, dont on a la certitude qu’il agira comme prévu.

Il ne guérit pas le patient, mais il réduit un certain temps l’expression de son mal ; l’accompagnement psychothérapeutique du malade a, lui, des résultats beaucoup plus aléatoires.

Les troubles de l’humeur toujours en eaux troubles

La dépression fait partie des « troubles de l’humeur », dont on sait donc aujourd’hui à peu près maîtriser les symptômes grâce à la « médecine dure », si j’ose dire – les molécules chimiques.

Les patients souffrant de bipolarité – qu’on appelle aussi maniaco-dépressifs ou cyclothymiques, c’est-à-dire passant par des phases successives de grande euphorie et de profond abattement – peuvent aller ad vitam de traitement chimique en traitement chimique.

Mais, pour le reste, la science reste encore très démunie pour soulager profondément ces mêmes troubles de l’humeur et elle tâtonne encore pour comprendre tout ce qu’implique ces troubles.

Or tout suggère, de longue date, que le « génie » s’accompagne de ce qu’on appelle aujourd’hui ces troubles de l’humeur.

Mais qu’entend-on par « génie » ?

Le « génie » ne rime en fait pas vraiment avec « Q.I. »

On a longtemps considéré que le « génie » était un privilège associé à une très haute intelligence.

Depuis un siècle environ, un outil de mesure de l’intelligence s’est peu à peu imposé : le test de Quotient intellectuel, plus connu sous son acronyme Q.I.

Les tests les plus utilisés sont les tests de Stanford-Binet et de Wechsler : le premier est employé pour les enfants, le second pour les adultes. Depuis leurs premiers développements ils sont régulièrement révisés et mis à jour. Celui de Stanford-Binet est à sa 5e version.

La fonction initiale de ces tests est d’aider à l’orientation des écoliers dans leur parcours scolaire, et à celle des individus au sein de grandes structures, en fonction de leur âge mental, de leur « forme d’intelligence » et de leur potentiel : leur première application de masse a été effectuée par l’armée américaine durant la première guerre mondiale.

À cette époque, on supputait qu’une très grande intelligence – c’est-à-dire un très fort Q.I. – était associée à un plus fort potentiel cognitif, mais aussi à une plus grande sensibilité, et à une plus grande créativité.

Un psychologue américain, Lewis Terman, s’est précisément intéressé à ce lien entre intelligence, génie et talent.

Durant quatre décennies, il a suivi les parcours – tout au long de leur existence – de plusieurs enfants ayant été identifié avec un Q.I. particulièrement élevé. Débutée en 1921, c’est la plus longue étude longitudinale réalisée en psychologie à ce jour[1].

Cette étude démontra que les enfants identifiés avec un Q.I. très élevé connaissaient, à l’âge adulte, une meilleure réussite sociale et professionnelle.

Statistiquement, ils faisaient des études plus longues, occupaient des postes plus élevés et bénéficiaient d’une rémunération plus importante.

Autrement dit, la corrélation entre Q.I. et réussite socio-professionnelle était forte.

Mais cette réussite avait en réalité peu à voir avec le talent, ou même le génie – c’est même l’inverse : les individus à fort Q.I. savent s’adapter au monde qui les entoure, et en tirer profit – mais leur contribution « créative » n’est pas significative.

Surtout si l’on revient à cette image du « génie » incompris et inadapté au monde qui l’entoure !

Autrement dit, un Q.I. élevé est davantage un atout pour comprendre les règles d’un milieu, voire de la société, et ainsi mieux y évoluer, que pour réinventer et transcender ces règles.

Bref, le « génie » tel qu’on l’entend traditionnellement, caractérisant celui ou celle qui bouleverse et transcende un mode d’expression artistique ou une discipline, n’a pas de lien direct avec l’intelligence, ni donc encore moins avec le Q.I. – un Q.I. élevé étant plutôt associé à une forme d’excellence dans le conformisme.

Mais alors, y’a-t-il un « trait mental » qui caractériserait davantage la créativité ?

Selon certaines recherches, l’un de ces traits pourrait être, justement… les troubles de l’humeur.

8 créatifs sur 10 dépressifs ???

Toute recherche sur les rapports entre la créativité et les troubles de l’humeur peut souffrir de nombreux biais. Ses conclusions sont donc, quoi qu’il arrive, à prendre avec beaucoup de précautions.

Une première étude publiée en 1987 s’est démarquée par sa méthodologie rigoureuse, permettant de rendre convaincante la confrontation entre un « groupe créatif » de 30 personnes (composé en majorité d’écrivains, reconnus et récompensés) et un « groupe témoin » (composé, donc, de 30 personnes « non-créatives »).

Les résultats étaient sans équivoque : l’incidence de « troubles de l’humeur » dans le groupe des créatifs était beaucoup plus importante que dans le groupe témoin (sachant que n’avaient été comptabilisés comme troubles de l’humeur que les affections pour lesquelles les participants avaient été médicalement suivis)[2].

Ainsi, les auteurs comptaient 43% de personnes souffrant de troubles bipolaires, contre 10% dans le groupe contrôle.

Plus impressionnant encore, 80% des créatifs avaient déjà été traités pour des symptômes et des épisodes dépressifs, contre seulement 30% dans le groupe contrôle.

Ce que montre cette étude, c’est que souffrir de troubles de l’humeur, de dépression ou le fait d’être bipolaire ne sont évidemment pas la condition sine qua non de la créativité : on peut souffrir de l’un de ces syndromes sans être créatif, et inversement.

Mais l’incidence de ces troubles parmi les personnes créatives pousse évidemment à s’interroger sur le lien entre ces deux informations ; mon interprétation est que si le sujet souffrant de ces troubles de l’humeur est déjà engagé dans une démarche artistique ou inventive, ce problème du point de vue de son bien-être et de sa santé mentale peut paradoxalement devenir un atout pour sa création.

Autrement dit, parmi les créatifs – et par créatifs, je n’entends pas seulement les artistes, car la créativité peut s’exprimer dans tous les métiers, toutes les activités, en cuisine comme en ingénierie – les troubles de l’humeur sont à la fois une malédiction intime, et peut-être bien une bénédiction dans leur activité, un tremplin vers plus de créativité.

Van Gogh, Tchaïkovski, Hemingway… et Tintin au Tibet

Les personnalités diagnostiquées ou considérées comme bipolaires sont nombreuses.

Un site consacré à ce trouble de l’humeur en dresse une longue liste (lien en source[3]).

On y trouve pêle-mêle Chopin, Van Gogh, Tchaïkovski parmi les artistes ; Proust, Stevenson et Hemingway parmi les écrivains ; Napoléon Bonaparte, Abraham Lincoln et Winston Churchill parmi les hommes d’Etat ; Newton, Freud et Darwin parmi les scientifiques.

Plus près de nous, des comédiens comme Benoît Poelvoorde ou Jim Carrey sont notoirement bipolaires.

Une fois de plus, si les épisodes maniaques ou dépressifs gâchent l’existence de ces personnalités, elles arrivent dans certains cas à en tirer une inspiration et un élan créatif supérieur.

Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années dans une biographie de Hergé que le dessinateur avait réalisé Tintin au Tibet après une longue période de dépression, où il avait d’abord envisagé d’arrêter de faire vivre son héros, et durant laquelle il faisait des cauchemars emplis de blanc.

Cet album, qui est peut-être le plus beau de la série, est aussi le plus humaniste ; c’est une histoire pour une fois sans « méchant », où Tintin est tout du long mû par une foi, une intime conviction – celle que son ami Tchang, victime d’un accident d’avion dans l’Himalaya, est encore vivant – qui le pousse à franchir toutes les étapes que ses compagnons lui présentent comme impossibles pour sauver son ami.

Hergé a accouché du chef d’œuvre de sa série après, donc, une profonde dépression.

Ces troubles peuvent évidemment avoir des issues plus tragiques.

Vincent Van Gogh s’est auto-mutilé (la fameuse oreille coupée), puis suicidé quelques mois après. Des travaux récents ont établi que le peintre souffrait non pas de schizophrénie ni d’épilepsie, comme on l’a longtemps cru, mais de dépression et de troubles bipolaires[4].

Mais au cours des mois qui ont précédé son suicide, mois qui ont été marqués par de terribles souffrances, et trois crises maniaco-dépressives particulièrement aiguës, Van Gogh a connu une créativité prolifique, et peint quelque 300 de ses chefs d’œuvre.

Une malédiction intime, mais un signe de talent ?

Et c’est là tout le paradoxe : la dépression et les troubles bipolaires sont des enfers, et empêchent non seulement de vivre, mais aussi souvent de créer… mais ils peuvent aussi, chez certaines personnes, servir de terreau à une créativité exceptionnelle.

Réunir les conditions d’un « Eurêka », d’une transe, que des conditions normales (et même « saines ») ne permettent pas.

Une revue d’études publiée en 2008 (et disponible en ligne depuis quelques mois seulement) s’intéresse justement au cas Van Gogh, et aux difficultés que rencontre la recherche aujourd’hui pour explorer le lien entre créativité et troubles de l’humeur.

Recueillant les données des études existant sur ce sujet, l’auteure de cette revue notait la convergence de leurs résultats, établissant des taux extrêmement élevés de troubles bipolaires et de dépression chez les individus considérés comme créatifs, comparé à la population « normale ».

Pour une fois, un résumé de l’étude est disponible en français : vous pouvez le consulter dans le lien en source[5].

Que faire de ces résultats ? S’ils n’apportent pas de réponse aux troubles de l’humeur évoqués, ils suggèrent en revanche qu’orienter, ou encourager, la personne qui en souffre vers une activité créatrice peut à tout le moins l’aider à dépasser ses crises, voire à les espacer.

La dépression est un passage si sombre qu’il n’est possible de s’en sortir que par un élan de vie surpassant le néant ; la créativité peut servir de tremplin pour prendre cet élan.

Si vous avez été dans ce cas et souhaitez en parler en commentaire, je lirai votre témoignage avec intérêt.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet

[1] « Genetic studies of genius» (en anglais), Wikipédia, https://en.wikipedia.org/wiki/Genetic_Studies_of_Genius

[2] N C Andreasen, « Creativity and mental illness: prevalence rates in writers and their first-degree relatives », The American journal of psychiatry, DOI: 10.1176/ajp.144.10.1288, https://iro.uiowa.edu/esploro/outputs/journalArticle/Creativity-and-mental-illness-prevalence-rates/9984004184702771

[3] « Troubles bipolaires chez les artistes et créativité », GEM (groupe d’entraide mutuelle pour les personnes en souffrance psychique), http://www.bipoles31.fr/troubles-bipolaires-creativite-celebrites-bipolaires/

[4] Nolen, W.A., van Meekeren, E., Voskuil, P. et al. New vision on the mental problems of Vincent van Gogh; results from a bottom-up approach using (semi-)structured diagnostic interviews. Int J Bipolar Disord 8, 30 (2020), doi:10.1186/s40345-020-00196, https://journalbipolardisorders.springeropen.com/articles/10.1186/s40345-020-00196-z#Sec6

[5] Andreasen NC. The relationship between creativity and mood disorders. Dialogues Clin Neurosci. 2008;10(2):251-5. doi: 10.31887/DCNS.2008.10.2/ncandreasen. PMID: 18689294; PMCID: PMC3181877. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.31887/DCNS.2008.10.2/ncandreasen