Chers amis,
Si vous êtes un être humain, vous savez ce qu’est la procrastination : remettre systématiquement au lendemain une tâche qui vous ennuie, vous fatigue, voire vous fait peur.
Enfin, vous faites plus que le savoir : vous l’avez vécu, ou le vivez peut-être régulièrement.
La procrastination, contrairement à ce que l’on croit souvent, n’est pas tant un problème psychologique, qu’un problème émotionnel.
Et ça n’est pas tant un problème d’ailleurs… qu’une stratégie (inconsciente ou pas).
Une stratégie d’évitement.
Et, partant, de protection.
Face à laquelle tout discours culpabilisant est non seulement inutile, mais contre-productif.
Il y a quatre ans et demi (comme le temps passe vite !) j’avais déjà consacré une longue lettre aux ressorts profonds qui sous-tendent la procrastination, ainsi qu’aux solutions pour en sortir si elle atteint des proportions problématiques pour vous au quotidien.
Je ne vais pas, aujourd’hui, revenir sur tous ces points ; je vous invite à consulter ma lettre d’alors, intitulée « Si remettez tout au lendemain » dans le lien en source[1].
Pourtant si je reviens aujourd’hui sur le sujet de la procrastination, c’est pour en éclairer une facette que je n’avais, alors, pas du tout abordée.
Et pour cela, il faut que nous fassions un détour par Sofia, Bulgarie.
La procrastination, une valeur nationale bulgare ?!
Le week-end dernier, j’étais à Sofia.
Que suis-je allé faire dans la capitale bulgare ? Ça n’est pas une destination touristique particulièrement prisée. Surtout au mois de novembre.
Eh bien, figurez-vous que le centre de Sofia est non seulement très joli et agréable à arpenter, mais qu’en plus – à ma grande surprise ! – il faisait grand beau.

Quant à la raison de ma présence dans cet ex-pays du bloc soviétique, elle relève tout simplement de… la piété filiale.
Mon père collectionne depuis des dizaines d’années les monnaies étrangères. A chacun de mes voyages, j’essaie de lui rapporter un « jeu » complet de pièces de monnaie.
Or, figurez-vous que la monnaie nationale bulgare, le lev, aura disparu de la circulation dans six semaines : le 1er janvier prochain, la Bulgarie passe à l’euro. Bref, c’était le dernier moment pour avoir cette monnaie entre les mains, tant qu’elle a encore cours.
(peut-être d’ailleurs ai-je procrastiné pour le faire… mais je l’ai fait à temps !)
Mais revenons à notre procrastination.
J’ai profité de mon séjour pour faire une visite guidée de la ville.
Et j’ai appris, à cette occasion, que la Bulgarie est le seul pays d’Europe à avoir sauvé l’intégralité de sa population juive durant la Seconde guerre mondiale.
(j’ai évidemment vérifié et creusé tout cela dès mon retour).
Pourtant, durant la Seconde guerre mondiale, la Bulgarie était alliée de l’Allemagne nazie.
Comment un petit pays d’Europe de l’Est, pris en étau entre plusieurs pays soit occupés par le IIIème Reich, soit acquis à la cause nazie, a-t-il réussi à épargner à l’ensemble de sa population juive la déportation et les camps de la mort ?
Eh bien grâce – au moins en partie – à une « valeur nationale » bulgare (dixit mon guide !) : la procrastination.
La procrastination diplomatique de Boris III, roi de Bulgarie
Si la Bulgarie était l’alliée de l’Allemagne nazie, ça n’est pas par concordance idéologique, ni par esprit va-t-en-guerre (Boris III était un pacifiste convaincu), mais par realpolitik géostratégique. Le pays était situé sur le chemin entre le « bloc nazi » et la Grèce, alors envahie par l’Allemagne.
La Bulgarie s’est trouvée, au début de la guerre, acculée : soit elle s’opposait au transit des troupes nazies sur son territoire, auquel cas Hitler lui déclarait la guerre, soit elle lui ouvrait ses frontières et adhérait au pacte tripartite (l’axe Rome-Berlin-Tokyo).
Boris III, roi de Bulgarie depuis l’abdication de son père en 1918, prit le parti de signer ce pacte. Il savait que son armée n’était pas de taille face à Wehrmacht[2].
Mais il le fit… après avoir repoussé plusieurs fois de suite la signature : Boris III se voulait neutre, et ne voulait signer de pacte ni avec l’Allemagne, ni avec l’URSS (qui en lui proposait un également).
Il ne signa le pacte avec l’Allemagne qu’après la menace d’Hitler de forcer ses frontières.
Autrement dit : il a procrastiné jusqu’à ne plus avoir d’échappatoire.
Or cette procrastination ne s’est pas arrêtée au moment de signer le pacte. Elle a continué après, et c’est là que l’histoire devient remarquable.
Car une fois engagé auprès de l’Allemagne, Hitler attendait de la Bulgarie qu’elle applique les mêmes politiques antisémites que ses autres pays satellites.
Pressions diplomatiques, visites d’émissaires du Reich, exigences de déportations. La mécanique nazie était rodée. Elle ne laissait normalement aucune marge.
Et pourtant, en Bulgarie, rien ne s’est passé comme prévu.
Là où d’autres gouvernements ont obéi sans résistance, Boris III a étiré les délais.
Encore. Et encore. Et encore.
Il a sciemment procrastiné.
Comment les Juifs de Bulgarie ont été sauvés
Comme toujours dans la vie, rien n’est toujours tout noir ou tout blanc.
Si la Bulgarie est le seul pays d’Europe à avoir sauvé l’intégralité de sa population juive – près de 50 000 personnes à l’époque – elle n’est pas exempte de mesures antisémites ni même de culpabilité dans le Shoah : la Bulgarie a ainsi déporté quelque 11 000 Juifs… non Bulgares (de Thrace et de Macédoine essentiellement).
Toutefois, le sauvetage de sa propre population juive est une histoire poignante, car elle est le fruit de la solidarité entre la société civile, les communautés religieuses du pays et… le talent du roi Boris III pour procrastiner.
L’Église orthodoxe bulgare a en effet joué un rôle central, aux côtés des intellectuels progressistes et d’une large partie de la population, pour s’opposer à toute mesure anti-juive, quel que soit le statut des personnes concernées.
Des organisations, des écrivains, des artistes, des avocats et de nombreux responsables religieux ont signé des pétitions pour dénoncer ces persécutions.
Dès le 27 septembre 1942, le métropolite Étienne s’était déjà élevé contre le port de l’étoile jaune.
Dans un sermon resté célèbre, il rappelait que même si certains chrétiens fanatisés affirmaient que les Juifs avaient « trahi le Christ », rien ne donnait aux hommes le droit de les humilier ou de les persécuter[3].
Au fil des mois, la résistance intérieure s’est amplifiée. Des citoyens, soutenus par plusieurs autorités religieuses, sont allés jusqu’à menacer de se coucher sur les rails pour empêcher les trains de déportation (qui étaient bel et bien prévus) de quitter le pays. Face à cette pression publique inédite, Boris III annule l’ordre de déportation.
Le 10 mars 1943, il choisit d’assigner les Juifs à des travaux agricoles et de voirie répartis sur tout le territoire, expliquant à Adolf Eichmann et à Hitler que la Bulgarie avait besoin de leur main-d’œuvre pour entretenir routes, voies ferrées et récoltes, qui sinon seraient paralysées.
Cette situation a duré plusieurs mois.
A chaque requête allemande, Boris III, en habile diplomate procrastinateur, opposait une nouvelle excuse[4].
La Bulgarie devait d’abord gérer des urgences internes… Il fallait réorganiser l’administration… Préparer la logistique… Faire voter des textes…
Suffisamment convaincant pour gagner quelques semaines. Puis quelques mois. Puis la fin de la guerre approcha. Et l’irréparable ne fut jamais commis.
A aucun moment Boris III ne s’est opposé frontalement à Hitler. Il savait qu’il serait atomisé dans la seconde.
Mais il lui opposait, disons, une résistance passive. Il ne disait pas non : il disait : « plus tard » !
C’était une procrastination politique méthodique. Une manière d’éviter la catastrophe en gagnant ce que la procrastination offre toujours aux procrastinateurs : du temps.
Et ce temps, en Bulgarie, a permis quelque chose d’extraordinaire, et d’unique à l’échelle d’un pays.
Tout cela a été rendu possible parce que la Bulgarie n’a pas agi dans l’urgence. Parce qu’elle n’a pas laissé la machine nazie s’enclencher à pleine vitesse. Parce que le roi, avec son flegme bulgare et son envie obstinée de ne tuer personne, a laissé traîner.
La triste fin de Boris III
Les égouts de l’histoire regorgent de dictateurs brutaux, de collaborateurs zélés et de bureaucrates obéissants. Nous, en France, le savons mieux que personne.
Mais il suffit de gagner un peu de temps en plus pour qu’une société, même fragile, même soumise à la pression, ne laisse pas sa dignité au vestiaire et puisse se mobiliser. Et la Bulgarie s’est mobilisée.
Des voix se sont levées dans le pays. Non pas quelques intellectuels isolés, mais des dizaines de députés, des juristes, des écrivains, des évêques, des prêtres, et jusqu’aux métropolites Kiril et Stefan, figures majeures de l’Église orthodoxe bulgare.
Des protestations publiques ont eu lieu. Des pétitions ont été signées. Des pressions morales, sociales et religieuses ont afflué en direction du palais de Boris III, qui avait le souci d’être un bon roi… pour l’ensemble de ses sujets.
Boris III a joué cette partition aussi longtemps qu’il a pu le faire. Jusqu’à ce qu’il le paie de sa vie.
Le roi est mort d’une crise cardiaque, quelques jours seulement après son retour d’une rencontre officielle en Allemagne avec Adolf Hitler. Il n’était pas bien vieux : 49 ans.
Les circonstances de cette mort soudaine, des plus suspectes, n’ont jamais été élucidées.
Mais au moment de sa mort, Boris III avait déjà gagné la partie : l’Allemagne perdait gravement du terrain sur le front de l’Est. La déportation des Juifs d’un pays satellite n’était plus la priorité.
Et c’est ainsi que la Bulgarie est le seul pays d’Europe à avoir sauvé l’intégralité de sa population juive.
Le roi qui n’avait pas dit non, mais « pas maintenant »
J’aime cette histoire, parce qu’elle met en lumière une facette méconnue de ce comportement, la procrastination, que nous jugeons trop vite.
On voit la procrastination comme une faiblesse, un manque de discipline, une incapacité à décider.
Mais parfois, cette façon de repousser indéfiniment un passage à l’acte est un choix.
Oui, parfois, la lenteur protège, et traîner les pieds peut vous éviter le pire.
La procrastination de Boris III n’aurait sans doute pas été possible sans le soutien et la pression de la société civile bulgare. A l’heure où les discours antisémites resurgissent dans plusieurs pays, y compris en France, l’histoire bulgare montre que la résistance ne prend pas toujours la forme d’une bravoure flamboyante. Elle peut ressembler simplement à un refus d’obéir vite… d’exécuter… de presser le pas.
Ce n’est pas spectaculaire, ni grandiose… mais ça marche.
Aussi je reviens à mon propos du début (soit, d’il y a plus de quatre ans) : la procrastination n’est pas un problème psychologique, mais une question d’émotion.
C’est cela qu’il vous faut regarder : cette émotion est-elle juste ?
La procrastination n’est pas forcément un aveu de faiblesse. Ça peut être une façon de vous protéger, de prendre soin de vous. De retarder ce qui vous blesse. D’éviter ce qui vous détruit. De maintenir un peu de contrôle quand tout semble vous échapper.
Et si, à certains moments de votre vie, vous avez procrastiné, peut-être n’était-ce pas un problème. Peut-être était-ce une protection. Peut-être était-ce votre manière de vous sauver vous-même.
Comme la Bulgarie, parfois, vous aviez simplement besoin de temps.
Bon dimanche !
Portez-vous bien,
Rodolphe
[1] https://alternatif-bien-etre.com/developpement-personnel/si-vous-remettez-tout-au-lendemain/ – Rodolphe Bacquet, « Si vous remettez tout au lendemain », site d’Alternatif Bien-Être, 5 février 2021
[2] https://www.pointdevue.fr/histoire/histoire-du-monde/boris-iii-un-idealisme-fatal-en-temps-de-guerre – Jérôme Carron, « Boris III : un idéalisme fatal en temps de guerre », in Point de vue, 5 juin 2024
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Sauvetage_des_Juifs_de_Bulgarie – « Sauvetage des Juifs de Bulgarie » (fiche Wikipedia)
[4] https://www.jpost.com/diaspora/antisemitism/article-800367 – Elizabeth Karpen, « A new dark comey asks: Was Bulgaria’s King Boris III a friend or a foe of the Jews », in The Jerusalem Post, 8 mai 2024
Les lecteurs lisent aussi...
Wolfgang Antidépresseur Mozart
50% d’augmentation dans le cerveau
Laisser un commentaire Annuler la réponse
En soumettant mon commentaire, je reconnais avoir connaissance du fait que Total Santé SA pourra l’utiliser à des fins commerciales et l’accepte expressément.
Ceci dit, faut également souligner que la procrastination est tout aussi utilisée pour exterminer toute une population comme est le cas à Ghaza
Particulièrement intéressant car histoire ignorée de beaucoup.
Les lettres de mR Bacquet sont toujours bien . Merci Monsieur.
EXCELLENT ! Merci Rodolphe !
Une lecture savoureuse et inspirante pour un pluvieux dimanche d’automne.