Chers amis,

Peut-être vais-je vous choquer, mais… put**n, que ça fait du bien !

Je ne suis pas tombé sur la tête.

Je ne suis pas davantage touché par le syndrome de la Tourrette.

Ça me paraît une entrée en matière adéquate pour vous parler d’un phénomène à la fois physiologique, psychologique, émotionnel et libérateur : le juron.

Autrement dit : l’art de lâcher un « bordel ! », un « merde ! », un « fait chier ! » ou autre gros mot – à bon escient bien sûr.

Et croyez-le ou non, c’est bon pour vous.

Bachi-bouzouk !

Quand j’étais enfant (et sans doute encore aujourd’hui), mon personnage préféré, dans les aventures de Tintin, c’était le capitaine Haddock.

Ronchon, hirsute, porté sur la bouteille, passant par des états de profonde dépression puis de joie débordante – bref quasiment bipolaire pour reprendre un terme à la mode – le capitaine Haddock est l’inverse de Tintin, personnage lisse, au caractère égal, propre sur lui et bien peigné.

Cette différence fondamentale d’allure et de caractère, qui les rend au fond si complémentaires, s’exprime également dans leur langage.

C’est très simple : Tintin ne jure jamais, alors que le capitaine Haddock est prompt à lâcher une bordée d’injures exotiques et imagées à tout bout de champ.

Au mieux Tintin laisse-t-il échapper de temps en temps un « sapristi » ou un « saperlipopette ! », mais aller plus loin serait faire injure – c’est le cas de le dire – à ses origines de brave scout.

Tandis que la capitaine Haddock, marin de son état, s’exclame régulièrement « tonnerre de Brest ! », « mille milliards de mille sabords ! » et lance des insultes « cryptées » qui ont fait les délices de mes lectures d’enfance : « bachi-bouzouk ! », « moule à gaufres ! », « anthropopithèque ! »

Je me souviens qu’il y a une trentaine d’années, un dictionnaire des insultes du capitaine Haddock a même été réalisé par Albert Algoud : Le Haddock illustré.

Ces insultes peu banales voire scientifiques (pauvre ornithorynque !) ont évité à Hergé d’utiliser de vrais gros mots qui auraient été censurés par les contrôles de la presse jeunesse ; mais ce sont aussi elles qui rendent la capitaine Haddock profondément humain – plus humain, en réalité, que Tintin.

On s’identifie plus volontiers à ce personnage imparfait, parce que jurer fait partie de la nature humaine.

Pourquoi dit-on des gros mots ?

Je suis certain qu’il a déjà dû vous arriver de faire la leçon à vos enfants ou à vos petits-enfants, leur rappelant bien de ne jamais dire de gros mots, puis de proférer un « ah put*** de me**e !!! » parce que l’instant d’après vous vous étiez pris un coin de table.

Proférer des jurons est un réflexe viscéral. Et qui remplit un rôle bien précis.

Une étude menée par Richard Stephens, chercheur en psychologie à l’université de Keele, a ainsi démontré que le fait de jurer peut augmenter la tolérance à la douleur physique.

Dans une expérience, des participants devaient plonger leur main dans de l’eau glacée tout en répétant soit un juron, soit un mot neutre.

Résultat : ceux qui juraient ont non seulement tenu leur main plus longtemps dans l’eau froide, mais ont également ressenti moins de douleur.

Ce phénomène, appelé hypoalgésie, pourrait s’expliquer par l’activation de mécanismes de défense ancestraux, comme la réponse de lutte ou de fuite, qui libèrent des endorphines, les analgésiques naturels du corps[1].

Autrement dit : jurer est un antalgique naturel (et gratuit).

Et il n’y a pas que la douleur physique qui est concernée par ce mécanisme : les gros mots activent des circuits émotionnels profonds (notamment l’amygdale) qui peuvent servir d’exutoire face au stress.

Vous allez me dire : oui, mais les animaux, quand ils ont mal ou sont stressés, ne peuvent pas jurer.

Et c’est vrai. Mais c’est précisément parce que nous sommes des « animaux sociaux », et que nous ne pouvons pas crier à tout bout de champ, que nous utilisons cet exutoire des mots.

Une soupape de sécurité

Le professeur Timothy Jay, psychologue américain et spécialiste mondial de la « science des jurons », a consacré sa vie à étudier l’usage et les effets des gros mots.

Ce qu’il a découvert, c’est que jurer déclenche une réaction du système nerveux autonome : accélération du rythme cardiaque, du pouls, de la respiration.

En clair, c’est un exutoire émotionnel réel, mesurable, efficace. Une manière primitive mais puissante d’évacuer la pression.

Cela fait de l’usage du juron un véritable réflexe de survie émotionnelle, comme crier quand on a mal ou pleurer quand on est triste.

Ce n’est pas de la vulgarité gratuite : c’est une soupape de sécurité[2].

Les jurons sont étroitement liés à l’expression des émotions fortes. Dans une étude restée célèbre Timothy Jay et Kristin Janschewitz indiquent que les gros mots servent principalement à exprimer des émotions comme la colère ou la frustration.

De plus, ils peuvent renforcer la cohésion sociale dans certains groupes, en signalant une proximité ou une appartenance commune, en tout cas dans certains contextes, par exemple sportif[3]. Le « langage de vestiaire », qui effaroucherait n’importe quel fils ou fille de bonne famille, est un ciment à part entière.

Lancez un « Ah quel sacré en**lé ce Bruno ! » dans un vestiaire de foot, et le dimanche à la sortie de la messe, et vous êtes sûr de ne pas obtenir les mêmes réactions.

Le juron est donc, aussi, un langage social. Il crée une connivence, une familiarité. Il peut rapprocher, signaler une appartenance, ou au contraire, s’il est mal employé, vous exclure.

Malpoli, mais honnête

Un paradoxe assez fascinant de l’usage des jurons, c’est qu’en employer régulièrement vous ferait passer pour plus honnête et authentique.

Une étude de Gilad Feldman publiée en 2017 a trouvé une corrélation positive entre l’utilisation de jurons et l’honnêteté. Les participants qui juraient davantage étaient perçus comme étant plus sincères et moins enclins à mentir.

Mieux encore : ce n’est pas une simple perception, d’après une étude, les gens qui jurent souvent sont plus honnêtes[4] !

Car, à l’inverse, les personnes davantage dans la retenue et qui restent dans une politesse guindée à toute épreuve sont non seulement perçues comme moins franches, mais seraient effectivement plus enclines à la dissimulation et au mensonge.

Faut-il jurer comme un charretier pour vivre vieux et heureux ?

Alors, faut-il nécessairement jurer comme un charretier pour vivre vieux et heureux, pour être bien accepté par ses compagnons et être perçu comme honnête ?

Bien sûr que non.

Timothy Jay, dans une interview au New York Times (cf. n.2) le rappelle à toutes fins utiles : tout est question de contexte, de personne, de culture.

Mais tenter de supprimer complètement les jurons serait comme vouloir interdire les bâillements ou les éternuements : inutile, inhumain, contre-productif.

Un cri du cœur, même peu élégant, vaut mieux qu’un ulcère !

Il recommande même de remplacer progressivement les termes les plus offensants par des euphémismes créatifs, pour garder le soulagement émotionnel sans choquer l’entourage (et les enfants).

Peut-on jurer sans être (trop) vulgaire ?

Il y a quelques jours, je suis justement tombé sur une amusante publication sur les réseaux sociaux, qui incite à réhabiliter quelques insultes désuètes, et que je partage avec vous ici[5] :

La publication en propose six, mais il y en a évidemment bien davantage.

Et l’avantage, c’est que lorsqu’un juron ou une insulte n’est plus « à la mode », elle n’est plus… vulgaire.

Je vous invite donc à choisir vos jurons !

L’art de l’insulte bien choisie

En-dehors des circonstances dans lesquelles vous vous prenez un coin de table ou vous cognez la tête à une hotte d’aération en cuisine (ça m’arrive souvent), choisir ses jurons a quelque chose d’extrêmement ludique, et peut même devenir savoureux.

Je me rappelle très bien de Jean-Luc Godard qualifiant un jour Quentin Tarantino, après avoir tiré sur un gros cigare au micro de France Inter, de « faquin »[6].

Et Godard de poursuivre : « Un pauvre garçon… mais tant mieux s’il est heureux ! »

Et voici Tarantino rhabillé pour l’hiver, de façon implacable et sans vulgarité.

Ou encore Pierre Desproges, commentant la réaction de Bernard-Henri Lévy à un entartrage : « C’est la vraie nature des cuistres »[7].

La langue et la littérature françaises sont un délectable réservoir d’insultes et de jurons.

Godard a pu prélever son « faquin » chez Molière, Desproges son « cuistre » chez Voltaire.

Mais vous pouvez aussi aller trouver votre inspiration chez Rabelais, l’auteur de Gargantua et Pantagruel, maître de l’insulte créative et baroque, orfèvre des tournures extravagantes, souvent scatologiques : « mangeur de chandelles ! », « putier de diablotin ! », « fils de putier d’andouilles rances ! »

Ou, plus près de nous, Louis-Ferdinand Céline, ou encore Frédéric Dard, qui dans San Antonio en a inventé de belles : « espèce de décalque de sous-préfet constipé ! », « tête de fœtus mal repêché ! », « crevure de bidet anonyme ! »

Vous avez encore, naturellement, le capitaine Haddock, dont je vous ai déjà parlé.

Avec mes enfants, lorsque je leur lis les histoires de Cornebidouille (une sorcière qui veut obliger un petit garçon à manger sa soupe, c’est édité chez l’École des loisirs, il y en a bien cinq ou six), on en trouve de belles aussi, qui nous font beaucoup rire et qu’on reprend volontiers : « prout de dromadaire ! », « gypaète déplumé ! », « fessue du popotin ! », « pue du bec de toilettes ! », « mémère à soupière ! », « tête de zèbre mal rayé ! »

Quant à moi, j’aime beaucoup le mot « maroufle ».

Si vous ne le connaissez pas, je vous invite à aller voir la définition. Ce n’est pas bien méchant, et je ne vous en voudrai pas si vous me qualifiez de maroufle patenté à l’issue de cette lettre.

Vous pouvez, également, me parler de votre rapport aux gros mots en commentaire (et partager vos jurions préférés !).

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.wired.com/story/the-science-of-why-swearing-physically-reduces-pain – « The Science of Why Swearing Reduces Pain », in. Wired, 24 janvier 2018

[2] https://www.nytimes.com/2025/02/08/science/science-of-swearing-cursing.html – Matt Richtel, « Curses ! A Swearing Expert Mulls the State of Profanity », in. The New York Times, 8 février 2025

[3] https://www.degruyterbrill.com/journal/key/jplr/4/2/html?srsltid=AfmBOooLU3SMfFv-Y3wbP3o6Y0v_Ymn28iw3QWeLaPJGkhG5W4AG0amH – Journal of Politeness Research vol.4, issue 2, 23 février 2025

[4] https://cris.maastrichtuniversity.nl/en/publications/frankly-we-do-give-a-damn-the-relationship-between-profanity-and- – Gilad Feldman, Huiwn Lian, Michal Kosinski, David Stilwell, « Frankly, We Do Give a Damn : the Relationshop Between Profanity and Honesty », in. Social Psychological and Personality Science, septembre 2017

[5] https://www.instagram.com/p/DJCNdQHIlAw/?img_index=7&igsh=MWdteDNmcWQ3cmlneg%3D%3D –

[6] https://www.dailymotion.com/video/x1vwxy6 – « Godard : “Tarantino est un faquin” », France Inter, 21 mai 2014

[7] https://www.youtube.com/watch?v=zX_C-tyIqhA – « Pierre Desproges : “la vraie nature des cuistres” », chez Michel Denisot, 1985